Antoine Lambert a grandi dans la plaine du Vexin normand, sur la ferme familiale. « Quoi faire plus tard, c’est une question que je ne me suis jamais posé. A 7 ans j’étais déjà sur le tracteur et la moissonneuse. » Un BTS agricole en poche, il s’installe aux côtés de son père et poursuit l’activité de grandes cultures : blé, colza, pois, orge de printemps, maïs, féverolles, … sur 145 hectares.
« Au départ j’avais plutôt une fibre attentive à l’environnement ; la santé il y a 25 ans n’était même pas un sujet, personne n’en parlait. J’étais comme les autres, j’ai fait des choses gamin que jamais je ne ferai faire à mes enfants aujourd’hui. »
Avec cette sensibilité, Antoine participe à différentes opérations dans son département, l’Eure, notamment pour mieux utiliser les engrais azotés responsables de la pollution des nappes phréatiques. Il s’investit dans un Groupe de Développement Agricole organisé par la Chambre d’Agriculture pour échanger sur leurs pratiques, progresser, innover et en devient président.
« C’est en 2005 que j’ai eu le déclic sur l’utilisation des pesticides. C’était le début des résistances des graminées aux désherbants, de résistance de maladies à certains produits. Je dépassais sur certaines parcelles les 100 € de désherbage à l’hectare alors qu’elles restaient « sales ». Le déclic fût pour moi économique, car évidemment, mettre autant d’argent sur des intrants inefficaces, cela pousse à réfléchir différemment. »
Antoine a la chance de rejoindre un groupe de réflexion existant sur le sujet, animé par un conseiller de la Chambre d’Agriculture. Il profite de l’expérience et des résultats des autres membres, essentiellement sur la culture du blé et « l’année suivante, j’ai basculé l’intégralité de la ferme dans cet objectif-là : réduire les intrants ». Depuis, son objectif reste identique mais il insiste sur un point : « ce n’est pas une seule pratique qui permet de limiter l’usage des pesticides, c’est la mise en place de toute une combinaison de facteurs pour diminuer les risques de maladie et de salissement, tout un ensemble d’innovations, qui mises bout à bout créent la solution. »
Alors considéré comme pionnier, son groupe se positionne en 2007 lors du Grenelle de l’Environnement pour faire partie du test des fermes DEPHY*. L’objectif est de réduire de 50 % en 10 ans l’utilisation des pesticides. Sur sa ferme, en 2018, Antoine atteint cet objectif comme l’ensemble des membres de son groupe.
En 2012, Générations Futures organise au Sénat un colloque sur les alternatives aux pesticides. Le groupe des fermes Dephy de l’Eure est sollicité pour apporter une expérience, aux côtés d’interventions d’experts sanitaires. « On avait l’habitude de parler de nos pratiques. Je me suis porté volontaire, mais je voulais assister aux deux jours, je voulais entendre les médecins sur la partie santé. »
Est-ce ce colloque qui lui fait prendre conscience des impacts des pesticides sur la santé des agriculteurs ? « Je ne sais pas… Il y avait déjà des problèmes chez des voisins, des salariés agricoles, des personnes terrassées par la maladie. Dans le groupe Dephy on s’interrogeait déjà sur la question de la santé. »
L’exemple d’Antoine et de ses prises de conscience progressives est révélateur des différents aspects du problème des pesticides aujourd’hui : aspect environnemental, aspect économique, aspect santé publique.
Quoi qu’il en soit, c’est à cette occasion qu’Antoine rencontre la toute jeune association Phyto-Victimes : des échanges, des agriculteurs qui viennent voir ses réussites techniques, et l’invitation de Paul François à faire quelque chose ensemble. « J’avais déjà un peu entendu dans les médias le combat de Paul, j’ai adhéré, je suis allé à l’Assemblée générale à Nancy, puis on m’a proposé de devenir référent pour la région Normandie. »
Ainsi Antoine, bien que n’ayant pas participé à la création de Phyto-Victimes, a cependant vécu l’intégralité du développement de l’association : « j’ai vu l’association grandir, se développer, depuis le départ. Les premières auditions demandées à l’ANSES, … j’y ai participé, je suis rentré au Conseil d’Administration dès 2013. » C’est le seul membre du Conseil d’Administration qui n’est pas touché lui-même ou sa famille par la maladie.
Avec le recul et l’expérience, pour Antoine, la force de Phyto-Victimes aujourd’hui, c’est qu’au-delà d’accompagner les malades, l’association est reconnue, sollicitée par beaucoup d’organismes publics, de ministères, pour son expertise de terrain, sa vision pragmatique. « Notre vision sans parti pris fait que nous sommes écoutés depuis le départ, et c’est toujours le cas aujourd’hui. »
Un souvenir le marque : « Lors de la première audition à l’ANSES, avec Paul et Ophélie, il y avait parmi les experts un vétérinaire honoraire qui certifiait par son expérience que tous les agriculteurs connaissaient la dangerosité des produits. Je suis intervenu pour contredire ses propos, en citant mon exemple d’adolescent dans les années 1980 : pour pas brûler les betteraves, je tenais une bâche le long du champ où mon père traitait. Si mon père avait eu connaissance des dangers, jamais il ne m’aurait exposé comme ça. »
Des années plus tard, une chercheuse présente lors de cette réunion à l’ANSES, lui témoigne que ses propos ont marqué l’assistance sur l’ignorance des dangers.
Antoine le reconnaît, la mission de Phyto-Victimes est un parcours de titan mais ce sont aussi des victoires : évolution des tableaux de maladies professionnelles, mise en place d’une indemnisation via le nouveau dispositif gouvernemental, prise de conscience collective. Il y a encore beaucoup de travail à effectuer, et c’est pour continuer d’avancer sur tous ces sujets qu’il prend la barre du bateau aujourd’hui, entouré du Conseil d’Administration et des salariées.
* Action du plan Écophyto, les 3 000 fermes DEPHY visent depuis 2008 à expérimenter des techniques économes en pesticides.